Dans le rite byzantin, le dimanche après l'ascension commémore les 318 pères du concile de Nicée. Voici à ce sujet l'homélie prononcée à Chevetogne cette année par le P. Ugo Zanetti:
Les textes de l’office n’ont cessé de louer les Pères de Nicée, dont nous fêtons la mémoire aujourd’hui, d’avoir délivré l’Église de l’hérésie d’Arius. C’est peut-être l’occasion pour nous de nous interroger sur ce que signifie la foi au Christ, Fils de Dieu fait homme, 2e personne de la Sainte Trinité, signifie pour nous-mêmes et pour notre salut. Nous ne cessons de répéter, dans le Credo, que « pour nous les hommes et pour notre salut, Il descendit du ciel, Il a pris chair de la Vierge Marie et s’est fait homme ». Et c’est bien sûr à partir de ce que Jésus lui-même nous a révélé que l’Église peut l’affirmer.
Mais pourquoi donc fallait-il que Dieu se fasse homme?
Le premier point à voir, c’est que Dieu est à peu près le contraire de ce qu’en pensent les hommes. Il suffit de voir ce que disent de Dieu les religions naturelles, et ce qu’en pensent les incroyants, qui s’imaginent que nous avons peur d’un dieu tout-puissant qui exercerait son pouvoir comme le ferait un dictateur, ou d’un père fouettard qui se chargerait de châtier tous nos manquements. Et nous devons bien constater que c’est une image que l’on retrouve aussi dans l’Ancien Testament (« celui qui punit les fautes des pères jusqu’à la troisième et quatrième génération » Ex 34,7 etc. etc.), et même quelque peu dans la terrible image du Jugement Dernier de l’évangile (Mt 25). Rien d’étonnant à cela: comme nous allons le dire, Dieu ne pouvait pas nous parler autrement qu’à travers un langage que nous pouvons comprendre, et Il a respecté le cheminement intellectuel de l’humanité, même s’il n’est pas le chemin le plus court pour arriver à la connaissance de Dieu…
Si nous pouvons résumer en quelques mots – une gageure ! – le message de Jésus, c’est d’abord que Dieu est Trinité ; même si nous ne pouvons pas réaliser vraiment ce que cela signifie, nous pouvons en comprendre au moins l’essentiel, à savoir que Dieu, tout en étant tout-puissant et absolument indépendant de qui et et quoi que ce soit, existant par lui-même, n’est pas un « isolé »; certes, Il est Dieu absolument indépendant, mais cette indépendance ne signifie pas absence de « relation », si l’on ose appliquer des termes humains à cette réalité qui nous dépasse infiniment.
Jésus nous a aussi appris que Dieu a voulu que cette relation s’exerce non seulement à l’intérieur de la Trinité divine, mais aussi avec des êtres créés, dont nous sommes. Et que, tout en étant tout-puissant, Dieu n’est pas celui qui domine, voire écrase, mais au contraire qu’Il est Amour (cf. 1 Jn 4,8), et que, justement parce qu’Il est amour, Il ne peut pas ne pas respecter entièrement la liberté de ceux qu’Il aime. Il la respecte tant et si bien qu’Il ne se permet pas de nous imposer quoi que ce soit, mais veut que nous acceptions librement son salut. C’est bien là le sens dernier du récit de la création et de l’histoire d’Adam et Ève dans la Genèse : Dieu a créé l’humanité pour être un partenaire, mais forcément un partenaire qui ne peut pas, par nature, être égal à Dieu, puisque créé par Lui – et l’humanité a refusé cette relation, car elle a voulu son indépendance totale (c’est bien là ce que suggère le serpent en disant à Ève : « si vous en mangez, vous serez comme des dieux » Gen 3,5), ce qui est une impossibilité radicale, puisque nous sommes des créatures ; c’est donc une illusion mortelle, et le fruit en sera, en effet, la mort.
Pour nous délivrer de cette mort, il fallait donc que Dieu nous parle un langage que nous pouvions comprendre, afin que nous puissions Le comprendre vraiment, et accepter en toute liberté ce qu’Il nous offre. C’est pour cela qu’Il a choisi de devenir Lui-même homme : Jésus est le Verbe, la Parole que Dieu dit au monde. Et là première chose qu’il faut retenir de cette Parole de Dieu qu’est Jésus-Christ, c’est que notre vie humaine a un prix infini aux yeux de Dieu, puisque Dieu lui-même a pris notre nature humaine. Ou, comme le dit le prologue du 4e évangile, « Le Verbe s’est fait chair » afin de nous donner « le pouvoir de devenir enfants de Dieu » (Jn 1,14 et 12). Ne nous méprenons pas sur le sens de ces mots : d’abord, « enfants de Dieu » signifie bien que notre relation avec Dieu ne peut être que dans la vérité, nous sommes ses créatures bien-aimées, comme des enfants par leurs parents, mais nous sommes et restons créatures, c’est de Dieu que nous recevons tout. Ensuite, la vie terrestre même de Jésus nous montre que notre vie terrestre, matérielle, doit passer, que notre corps doit mourir, mais que notre personne continuera à vivre pour l’éternité, ainsi que nous l’a promis Jésus et qu’Il l’a montré dans sa propre Résurrection. Jésus nous a ainsi révélé, non seulement par ses paroles, mais bien plus encore par sa propre vie, quelle est véritable dimension de notre existence, celle d’une relation, d’une communion d’amour infinie avec Dieu, et aussi avec tous nos frères et soeurs, créatures de Dieu comme nous. Il nous a aussi montré que cette vie éternelle ne peut pas se réaliser sans un passage par la Croix, une croix qui sera sans aucun doute différente pour chacun, mais qui implique en tout cas de « renoncer à soi-même, de prendre sa propre croix et de Le suivre » (Mc 8,34 etc.), mais sans oublier que son « joug est doux et son fardeau léger » (Mt 11,30), car Jésus le porte avec nous.
Et en effet, dans l’évangile que nous avons entendu aujourd’hui, Jésus demande au Père : « Père, … glorifie ton Fils, afin que Votre Fils Te glorifie, en donnant … la vie éternelle à tous ceux que Tu Lui as donnés », Il nous révèle que la gloire de Dieu – « la gloire », c’est-à-dire ce qui le révèle réellement tel qu’Il est – c’est de donner la vie éternelle à ceux qui croient en Lui, autrement dit qui l’acceptent librement. Car qu’est-ce que « croire en Dieu », sinon avoir pleinement confiance en Lui, s’en remettre totalement à Lui dans un acte suprême de notre liberté ? Et qu’est-ce que la vie éternelle, sinon « qu'ils Te connaissent, Toi le seul vrai Dieu, et Celui que Tu as envoyé, Jésus-Christ » ? Nous sommes appelés à connaître Dieu, un Dieu d’amour qui nous aime et nous respecte jusqu’à devenir l’un d’entre nous pour nous indiquer le chemin – et c’est ainsi que Jésus est « le chemin, la vérité et la vie » (Jn 14,6). Jésus nous rend « participants à la nature divine » (2 Pi 1,4), et c’est cela sa gloire, une gloire qu’Il reçoit du Père pour nous la partager. Glorifier Dieu, c’est approfondir notre relation d’amour avec Lui, c’est entrer de plus en plus dans notre participation à sa nature divine, c’est notre joie et notre vie. Comme l’exprime la fin de l’évangile de ce matin : en allant au Père, Jésus a dit sa « prière sacerdotale » (Jn 17) « pour que nous ayons sa joie en plénitude » (Jn 17,13).
Voilà pourquoi Arius avait tort : il voulait enfermer dans un raisonnement humain notre relation avec Dieu. Sans doute était-il lui-même sincère et plein de bonne volonté au départ, mais il a perdu de vue l’essentiel, à savoir que Dieu est un mystère, un mystère infini que nous ne cesserons jamais d’approfondir, et que nous ne pourrons jamais définir en paroles humaines, ni comprendre grâce à nos propres forces. C’est une leçon à ne jamais perdre de vue lorsqu’on discute de théologie. « O profondeur de la richesse, de la sagesse et de la science de Dieu! Que ses jugements sont insondables, et ses voies incompréhensibles! … C'est de lui, par lui, et pour lui que sont toutes choses. A lui la gloire dans tous les siècles! Amen! » (Rom 11,33-36).